Liban Affaire Salamé : quand une grande banque genevoise s’assoit sur toutes les alertes en matière de blanchiment

 

Poursuivi dans une dizaine de pays dont la Suisse, Riad Salamé est soupçonné d’avoir, en tandem avec son frère Raja, détourné des centaines de millions de dollars au détriment de la Banque centrale du Liban, qu’il a dirigée de 1993 à 2023. Pendant plus d’une décennie, HSBC Private Bank (Suisse) a accueilli ces fonds douteux. Public Eye a eu accès à des documents judiciaires inédits qui montrent que la banque genevoise a ignoré toutes les alertes, attendant août 2020 pour signaler le cas au Bureau anti-blanchiment suisse. Une illustration des failles du dispositif anti-blanchiment helvétique, qui compte sur les intermédiaires financiers pour dénoncer eux-mêmes leurs client·e·s en cas de soupçons.

En Suisse, l’information est presque passée inaperçue. Le 24 juin 2024, la FINMA, l’autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, a annoncé dans un communiqué de presse qu’HSBC Private Bank (Suisse) avait « gravement manqué à ses obligations de diligence » en matière de prévention du blanchiment d’argent « en relation avec deux personnes politiquement exposées ». En guise de sanctions, l’établissement a été temporairement privé de la possibilité d’établir de nouvelles relations d’affaires avec cette catégorie de client·e·s à haut risque, tant qu’il n’aura pas passé en revue toutes les relations actuelles de ce type. Il a par ailleurs été sommé de fournir à la FINMA « une déclaration complète des responsabilités au sein de son conseil d’administration et de sa direction ».

Déjà épinglée dans plusieurs dossiers financiers ces dernières années, la grande banque genevoise s’en tire pour l’instant à bon compte, sans poursuites pénales ni amende, en dépit du rôle central qu’elle a joué dans la tentaculaire affaire Riad Salamé. Car derrière le rappel à l’ordre de la FINMA, qui ne donne aucun nom, c’est de ce vaste scandale dont il s’agit. L’ancien gouverneur de la Banque centrale du Liban (BDL) et son frère Raja sont aujourd’hui poursuivis pour blanchiment d’argent aggravé dans une dizaine de pays, dont la Suisse, soupçonnés d’avoir détourné des centaines de millions de dollars au détriment de la BDL. Pendant plus d’une décennie, ces fonds sont passés par HSBC Private Bank (Suisse).

L’affaire a été rendue publique en 2021. Elle a eu un immense retentissement au Liban, devenant le symbole de l’incurie d’une classe dirigeante corrompue qui a plongé le pays dans une crise économique sans fin. Il est établi qu’entre avril 2002 et mars 2015, près de 330 millions de dollars provenant de la BDL ont été versés – en plus de 300 opérations – à HSBC Private Bank (Suisse), à Genève, sur le compte de Forry Associates. Cette structure offshore, enregistrée à Tortola, dans les îles Vierges britanniques, a comme ayant droit économique déclaré Raja Salamé.

Une plongée dans les pratiques de HSBC
Les procédures ouvertes à travers le monde visent pour l’instant les frères Salamé et certains de leurs proches. Mais au cours de l’instruction, les enquêteurs de plusieurs pays, dont la France et le Liban, ont eu accès à des éléments accablants, qui mettent en lumière les graves défaillances d’HSBC Private Bank (Suisse) en matière de conformité bancaire (compliance).

Public Eye a pu consulter des documents judiciaires inédits retraçant en détail la manière dont le dossier a été géré à l’interne. La banque a en effet attendu l’été 2020 pour communiquer ses soupçons auprès du Bureau de lutte contre le blanchiment (MROS), ce qui a déclenché l’ouverture d’une enquête en Suisse, puis dans d’autres juridictions.

C’est en décembre 2001 que le compte de Forry Associates a été ouvert à HSBC Private Bank (Suisse), via le cabinet d’avocat panaméen Mossack Fonseca, au cœur du scandale des Panama Papers. « Comme j’avais des connexions avec HSBC Genève, je leur ai demandé de me créer une société, chose qu’ils ont faite », a expliqué Raja Salamé aux enquêteurs français lors d’une audition en 2021.

À l’époque, les procédures de KYC (Know your client) sont encore assez rudimentaires. Le frère du gouverneur de la Banque du Liban, qui se présente comme l’ayant droit économique de cette nouvelle société, ne rencontre aucun obstacle. En raison de ses liens de parenté, il est toutefois classé dans la catégorie « SCC » (Special Categories of Clients), soit des client·e·s présentant des risques plus élevés de blanchiment d’argent et qui nécessitent une procédure d’approbation plus stricte. Mais il faudra attendre 2013 pour qu’il soit qualifié de « PEP Associate » – c’est-à-dire associé à une « personne politiquement exposée ». Ce terme désigne les individus exerçant une haute fonction publique.

Un compte de passage
Forry Associates donne rapidement du fil à retordre à la banque. Bien qu’elle n’ait ni bureau ni personnel, la petite offshore affiche un chiffre d’affaires annuel moyen de 25 millions de dollars. Elle est prétendument habilitée à placer auprès d’intermédiaires financiers libanais des bons du Trésor et des Eurobonds émis par la BDL, payée en « frais et commission » par cette dernière.

Le fonctionnement de son compte présente toutes les caractéristiques d’un compte de passage, avec de fréquentes entrées et sorties de fonds. Ainsi, sur les centaines de millions arrivés à Genève, 207 millions ont ensuite repris le chemin du Liban, vers les comptes de Raja Salamé dans quatre banques locales, avec comme justificatif « dépenses personnelles ». Une partie de l’argent reçu de la BDL alimente aussi les comptes de sociétés en Suisse et à l’étranger, dont on sait aujourd’hui qu’elles étaient contrôlées par Riad Salamé. Au total, l’ancien gouverneur de la Banque du Liban et ses structures offshores auraient, directement ou indirectement, reçu de Forry Associates plus de 26 millions de dollars, 9,2 millions d’euros et 5,3 millions de francs, utilisés pour investir dans l’immobilier et des valeurs mobilières, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger, comme nous l’avions révélé dans une précédente enquête.

« Nous sommes confortables »
La première alerte dans le système interne d’HSBC pour la surveillance des paiements a lieu en 2006. Cette année-là, entre juin et septembre, cinq virements d’un total de plus 8 millions de dollars sont arrivés à Genève. Ils proviennent de la Banque du Liban, avec comme intitulés « Central Board Resolution/Fees & Commissions ». Le service compliance réclame des éclaircissements. Le banquier responsable du compte, qui occupe par ailleurs de hautes fonctions au sein de l’établissement, est sollicité. « Nous sommes confortables », répond-il dans un courriel. Raja Salamé, qu’il a lui-même présenté à la banque, a travaillé au sein de la Republic National Bank of New York à Beyrouth (un établissement racheté en 1999 par HSBC), plaide-t-il, avant de créer Forry Associates, une société de conseil financier, entre autres mandatée par la BDL pour commercialiser des bons du Trésor et des Eurobonds. Quant aux montants qui ressortent du compte de Forry Associates, ils représentent les investissements immobiliers de Raja au Liban, rassure ce haut cadre, expliquant avoir vu, lors de ses visites dans le pays, les terrains et chalets achetés par son client.

Forry Associates continue néanmoins à susciter des inquiétudes. Fin 2007, le cas est soumis au Due Dilligence Committee (DDC). Cet organe, composé de membres de la direction, du service juridique et de la compliance de HSBC, a été créé en 2003. Il est chargé de passer en revue les cas les plus sensibles. Décision est prise que le banquier se rendra avant Noël à Beyrouth afin d’obtenir, de la Banque du Liban, « une résolution » justifiant les importants transferts vers Forry Associates. HSBC est déjà en possession d’un contrat de courtage, passé en 2002 entre la BDL et la petite société, qui porte la signature de Riad Salamé.

Un an et demi pour recevoir la documentation
Au printemps 2009, un employé du service compliance fait poliment remarquer dans un courriel que la documentation complémentaire, promise un an et demi auparavant, n’est toujours pas arrivée. Quelques semaines plus tard, la banque reçoit un message via le Swift (un système de messagerie utilisé par la plupart des banques) dans lequel la BDL confirme que le paiement de frais et de commissions à Forry Associates a été approuvé par son Conseil central. Outre le gouverneur Riad Salamé, cet organe compte quatre autres vice-gouverneurs, ainsi qu’un représentant du ministère de l’Économie et des Finances.

Cette explication s’écroulera bien des années plus tard. Auditionnés en 2022 au Liban, dans le cadre de la procédure française, les vice-gouverneurs de la BDL déclareront ne pas avoir eu connaissance du rôle d’intermédiaire de la société Forry Associates.

Mais à l’époque, le Swift de la BDL, qui ne fait aucune mention des liens entre Forry Associates et Raja Salamé, parvient à rassurer le Due Diligence Committee, réuni quelques mois plus tard. Le banquier de Raja Salamé, qui y participe, explique à ses collègues qu’il serait « inapproprié » de demander plus de détails à la BDL, laquelle a eu « la gentillesse » de fournir cette confirmation. Il se déclare parfaitement à l’aise avec les explications qui lui ont aussi été fournies par le chef compliance de la BDL. Son supérieur, un haut cadre de la banque, donne son feu vert pour que la relation clientèle soit maintenue.

Demandes de clarifications en série
Public Eye a comptabilisé près d’une vingtaine de demandes de clarification envoyées par le service conformité aux responsables du compte Forry Associates, entre 2006 et 2013. Outre les arrivées de fonds à un rythme soutenu, les transferts vers d’autres sociétés au profil obscur suscitent également des interrogations.

Ainsi, à l’été 2008, un employé veut comprendre pourquoi Forry Associates a fait deux versements – l’un de près de 350’000 dollars ; l’autre de plus de 450’000 dollars – à la société panaméenne West Lake Commercial Inc., qui a ses comptes à Julius Baer Zurich. On lui répond que cette offshore a apporté des clients à Forry Associates pour des investissements dans les secteurs de l’immobilier et des matières premières, et qu’elle touche ainsi des « rétrocommissions ». Les enquêteurs suisses établiront plus tard que l’ayant droit économique de West Lake Commercial Inc. – qui au total a reçu plus de 7 millions de dollars de Forry Associates – n’est autre que Riad Salamé. Une information cruciale dont HSBC Private bank (Suisse) ne dispose alors pas.

Début 2013, c’est une employée de la compliance qui tire la sonnette d’alarme. Elle adresse un courriel à ses collègues du FCC (Financial Crime Compliance), une équipe d’investigation qui intervient quand un risque est identifié. Les transactions effectuées sur le compte de Forry Associates ont un « turnover extraordinaire » (des entrées et sorties de fonds très rapides), et il n’existe pas ou peu d’informations sur leur nature, notent les limiers de HSBC. Ils décident de transmettre leurs conclusions au « senior management » dans le cadre de la revue des comptes SCC/PEP – une procédure obligeant chaque année la direction de la banque à examiner les comptes des client·e·s les plus sensibles. C’est à l’issue de cet examen que Raja Salamé est classé pour la première fois comme « PEP Associate », soit la catégorie du plus haut profil de risque pour la banque. Mais à la suite des explications rassurantes de son banquier, il est finalement décidé de maintenir la relation clientèle, sans que des actions supplémentaires ne soient demandées.

Risque réputationnel pour la banque
L’année 2015 s’avère décisive. Au sein de la banque, les alertes répétées commencent à être perçues comme présentant un risque réputationnel. Les enquêteurs du FCC vont cette fois-ci passer au peigne fin le compte Forry Associates ainsi que le profil de son ayant droit économique, épaulés par la Financial Intelligence Unit (FIU), une cellule d’investigation interne.

Certains éléments négatifs sur les frères Salamé, passés jusqu’ici sous les radars de la banque, refont alors surface. Par exemple, ce câble diplomatique étatsunien, daté de mars 2007 et publié en 2011 par Wikileaks, qui mentionne une « rumeur » selon laquelle Raja Salamé aurait, au début des années 90, touché des commissions sur un contrat exécuté par son frère Riad pour l’impression de nouveaux billets de banque libanais. Le FIU juge alors ces allégations plausibles. Plus préoccupant : la cellule d’investigation constate que si Raja Salamé a toujours affirmé détenir 100 % du capital de Forry Associates, la documentation dont dispose la banque, elle, n’en apporte pas la preuve. Il est préconisé que le banquier de Raja Salamé – toujours le même– se rende au Liban afin de rencontrer le gouverneur de la BDL et d’obtenir des éclaircissements.

Le compte de Forry Associate fermé en catimini
En juillet 2015, le banquier reçoit par courriel la version actualisée du contrat passé entre la BDL et Forry Associates. Mais problème : la pièce transmise par Raja Salamé présente des incohérences par rapport à l’original de 2002. À l’époque, le contrat mentionnait une adresse de Forry Associates à Genève, Place du Lac 2, et c’est désormais une adresse au Liban qui est indiquée. En 2021, la justice libanaise a pu établir qu’elle correspondait à l’endroit à Beyrouth où Raja Salamé avait alors son bureau, notant au passage que « les résidents de l’immeuble ainsi que les techniciens responsables de la maintenance n’ont jamais remarqué une réelle activité dans ce bureau ».

Autre bizarrerie : la première version du contrat portait la signature de Riad Salamé et celle d’un certain « Kevin Walter », qui n’apparaît dans aucun document fourni à HSBC Private Bank (Suisse) lors de l’ouverture du compte. Dans la version actualisée du contrat, en 2015 donc, c’est Raja Salamé qui signe aux côtés de son frère en qualité de directeur général, alors que la banque ne l’a identifié que comme l’ayant droit économique de la structure.

En raison de ces nombreux cafouillages, le FCC (Financial crime compliance) recommande, en mars 2016, de rompre la relation clientèle avec le frère du gouverneur de la BDL et de fermer le compte de Forry Associates. La décision est entérinée un mois plus tard par le Comité des risques réputationnels. La banque renonce cependant à adresser une communication auprès du Bureau anti-blanchiment (MROS), alors que l’article 9 de la loi sur le blanchiment d’argent oblige les intermédiaires financiers à faire un signalement dès qu’ils ont un soupçon fondé au sens de cette disposition.

Une communication bien tardive en 2020
Le dossier Forry va encore somnoler dans un tiroir pendant quelques années. En 2019, le Liban est en ébullition. Des centaines de milliers de citoyennes et citoyens descendent dans la rue pour protester contre la corruption de leurs dirigeants. La monnaie nationale, artificiellement maintenue durant des années à un taux de change élevé par rapport au dollar, s’est effondrée. Le chômage a explosé et les épargnant·e·s libanais·e·s se sont vu interdire l’accès à leurs comptes en devises. Pendant ce temps, une partie de l’establishment libanais a pu transférer son argent à l’étranger. Dans les manifestations, Riad Salamé, le grand responsable de cette politique monétaire, est conspué, accusé d’avoir été complice de cette gabegie et de s’être enrichi illégalement.

Au printemps 2020, un groupe d’activistes libanais annonce avoir porté plainte contre lui pour détournement de fonds et corruption. Le consortium d’investigation sur la corruption OCCRP et son partenaire libanais Daraj, un média en ligne indépendant, publient une enquête explosive sur Riad Salamé : « Le gouverneur offshore du Liban ». Les journalistes ont identifié un vaste réseau de sociétés offshore, derrière lequel ce dernier et ses proches se sont abrités pour faire fructifier leur immense fortune et investir dans plusieurs pays, en particulier dans l’immobilier. Le nom de Forry Associates est alors cité, sans que les journalistes n’aient pu percer ses mystères.

Au sein de HSBC Private Bank (Suisse), c’est le branle-bas de combat. Car, si la relation avec Raja Salamé a été rompue quatre ans auparavant, son frère, le gouverneur de la BDL, est l’ayant droit économique d’un compte au sein de l’établissement, ouvert en 2003 au nom d’une société offshore, Naranore Limited (BVI).

Le Financial Crime Threat Mitigation (FCTM) – le département chargé de lutter contre le crime financier et d’évaluer les menaces, qui dépend du service compliance de HSBC – est appelé à la rescousse. Dans un rapport d’une vingtaine de pages, les informations négatives parues dans les médias sont compilées, et les enquêteurs passent en revue toutes les alertes compliance déclenchées ces dernières années autour des frères Salamé au sein de l’établissement bancaire.

Impossible de continuer à cacher la poussière sous le tapis. Le 20 août 2020, HSBC Private Bank (Suisse) transmet un signalement au MROS concernant trois comptes : ceux de Raja Salamé et Forry Associates clôturés quatre ans auparavant, et celui du gouverneur de la BDL. Jusqu’à la dernière minute, leur banquier, celui qui dès 2006 se disait « confortable » avec la situation, a tenté de les protéger. Trois jours avant la communication au MROS, il expliquait qu’au Liban, les poursuites annoncées contre Riad Salamé étaient principalement dictées par des agendas politiques. En vain, cette fois-ci. Selon nos informations, il a été entendu comme témoin, en juin 2021, dans le cadre de la procédure suisse.

Des suites judiciaires pour HSBC ?
L’affaire pourrait se corser pour HSBC Private Bank (Suisse). Comme l’affirmait récemment un journal émirati, l’État libanais aurait, à la mi-janvier, déposé une plainte pénale en Suisse. Selon nos informations, cette plainte serait dirigée contre Riad et Raja Salamé et toute partie impliquée, dont HSBC. Cela constituerait la première action légale du Liban contre une banque étrangère dans le dossier Riad Salamé. L’objectif : élargir le champ de l’enquête menée en Suisse et se constituer partie plaignante afin d’obtenir d’éventuels dédommagements.

Interrogé sur ce point, le Ministère public de la Confédération nous a répondu ne pas être en mesure de répondre à nos questions avant la mise en ligne de notre article.

Contactée, HSBC Private Bank (Suisse) nous a fait parvenir cette réponse : « Nous prenons acte des questions soulevées par la FINMA l’an dernier. HSBC prend très au sérieux ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, notamment en se conformant à toutes les lois et réglementations en vigueur sur tous les marchés où elle opère. Il serait inapproprié de commenter davantage une question réglementaire. »

 

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